L'âge d'or du nouveau rock
La série d'articles de Télérama sur le rock des années 90, dont celui sur Jeff Buckley et Radiohead notamment, m'a donné envie de remettre en ligne ce texte que j'avais écrit au printemps 2001, avec toute la fougue de mes 26 ans (et mon style encore bien imprégné des études universitaires).
L’âge d’or du (nouveau) rock
Ça a dû commencer avec le grunge, c’est-à-dire : au même moment. Vers 1994. Aujourd’hui, en 2001, ça n’en finit pas de finir, c’est-à-dire qu’il manque une conclusion définitive. Mais comme dans toute grande œuvre, il ne peut y en avoir, seulement l’Inachèvement.
Seattle : Nirvana, Pearl Jam, les Smashing Pumpkins aussi. Ils ont dû donner le coup de masse qui a ouvert les portes improvisées à l’extrémité du rock moderne. Les premiers à avoir vraiment fracassé le Mur élevé par le Floyd en 1979. 15 ans pour voir de l’autre côté. Ensuite, on était prêt pour le coup de Grâce. L’harmonie énigmatique pouvait arriver dans le rock, le rythme ternaire, ritournelle infinie, aussi. Grant Lee Buffalo nous avait donné un aperçu de ce que ça allait être : la corde de mi descendit d’un ton et la voix s’élevait au mépris du machisme inhérent au rock, rien à foutre, comme Elton.
Pendant que Kravitz finissait d’épuiser ce qui fut stoppé net par le Mur, si bien qu’il s’y cognait la tête, pendant ce temps, donc, rien d’autre ne pouvait arriver que Jeff Buckley. Il m’étranglerait s’il pouvait lire ça. Mais même Radiohead n’aurait pas suffi pour définitivement inachever le rock, le rendre moderne une fois pour toutes, et faire paraître tout ce qui suivrait comme classique, impotent à re-créer, circonscrit par le cercle qu’a tracé Jeff Buckley autour de l’histoire du rock. Malgré lui, j’imagine. Comme Cobain, à plus grande échelle commerciale, à moindre artistique.
Tout ça pour dire, puisque personne ne semble le remarquer tout haut, peut-être à cause de la surabondance de production et de disponibilité MP-tierce, tout ça pour dire que le rock est mort. Je pense. Peut-être parlè-je pour moi. Que cet âge d’or qui culmina en 1995, fut mon âge d’or musical. Peut-être que Jeff Buckley a tué le rock en moi, puisque je dois l’avouer, je ne pouvais plus écrire, composer, jouer, sans avoir l’impression qu’il était déjà trop tard, que je ne ferais que venir après, comme si la fête était finie et que j’arrivais avec des bouteilles qui ne faisaient plus envie à personne, et encore moins à moi-même.
Je n’avais plus soif. Ou plutôt si, mais, comme boire quand on se réveille assoiffé ne nous désaltère pas, c’était une soif à demi rêvée. L’eau que l’on boit n’a jamais l’effet que notre sommeil promettait, dans notre rêve de boire. Le seul moyen d’en sortir est de se rendormir.
Je buvais donc, d’abord naïvement, puis j’ai bu en rêve, avec Grace, et c’était plus intense et enivrant que n’importe quelle boisson réelle.
Alors j’ai cru pouvoir recréer ce rêve à boire, rattraper cet incroyable viticulteur. Je me disais : en ce moment il vit, là-bas ; le rock se crée en ce moment, et je peux faire partie de cette régénération, en créant moi aussi. Mais voilà. J’étais – je suis – obsédé par l’imitation parfaite, ou plutôt, la reproduction. Je voulais être non pas Jeff Buckley, mais être celui qui est à l’extrémité, au bord du vide, celui qui voit avant et que l’on ne peut faire autrement que suivre. Toute autre voie n’aurait pas été celle du rock moderne, mais un sous-genre, incomplet. Radiohead est un sous-genre. Peut-être le moins incomplet, mais un sous-genre. Preuve en est leur Kid A : un album de genre (électronique). Je pense que Radiohead est condamné à explorer les sous-genres. Ils refont toujours le même album, en modifiant des « paramètres » de genre. Mais ils sont sans doute le meilleur groupe à l’heure actuelle, car s’ils refont les mêmes chansons, ce sont encore des chansons d’une qualité supérieure, qui prêtent à la reprise. Les Smashing Pumpkins faisaient la même chose.
Jeff Buckley est au-dessus des genres, c’est pourquoi il sera dans tout ce que j’entendrai, qu’on le veuille ou non. Tous derrière et lui devant.
Nouveau Rock, Post-Rock, Indie-Rock, Free Rock, etc… ne sont que des sous-genres, nés de l’éclatement définitif que fut Grace, point de non retour avant le monde électronique, silicé auquel nous ne pouvons (?) échapper, et annoncé par la musique contemporaine.
Grace fut l’ultime construction musicale. Aujourd’hui tous les grands groupes déconstruisent. L’unicité de Grace n’est plus atteignable. Sketches en est la preuve : album pour toujours déconstruit, mise en abyme de l’enregistrement multipistes réduit à sa plus simple utilisation et jamais incarné. À jamais déconstruit. Ces chansons paraissent tellement irréelles, des non-chansons, des concepts, qu’artistiquement elles ne pouvaient exister. Comme les paradoxes temporels qui annihileraient l’univers, comme la coexistence impossible d’un événement et de sa négation, il était impossible que Jeff Buckley donne chair à ces chansons ; Grace et « mieux » que Grace sont incompossibles, puisque cette suite n’existera jamais. That makes sense. Cela ne pouvait être autrement, dans une logique de l’Être.
Un jour, j’ai pensé que j’avais trouvé ma voie : non seulement j’égalerai Jeff Buckley, mais je ferai mieux. À ce moment, j’ai éprouvé un profond bien-être. Le lendemain, Jeff Buckley était mort.
Peut-être ai-je eu l’intuition de sa disparition en éprouvant la possibilité concrète de la coexistence de ce « mieux », de cet au-delà-Grace.
Paris, printemps 2001
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